Le nahuatl était jadis la langue de l’Empire aztèque. Nous lui devons certains mots, tels que « chocolat », « avocat » et « chili ». Aujourd’hui, cette langue autochtone du Mexique est en voie de disparition. Un groupe international de chercheurs, dirigé par Justyna Olko, professeure de l’Université de Varsovie, a étudié l’histoire millénaire de la langue nahuatl, affectée par la conquête espagnole. Le projet « Europe and America in contact: a multidisciplinary study of cross-cultural transfer in the New World across time », financé par une subvention du Conseil européen de la recherche, avait pour objet l’histoire et les mécanismes de transformations de la langue nahuatl. Les recherches ont été effectuées surtout dans les États mexicains de Tlaxcala et de Veracruz où vivent encore de nombreux Nahuas, descendants des Aztèques. Les résultats des recherches montrent que le nahuatl n’a pas changé autant qu’on le croyait. Ceux qui utilisent cette langue aujourd’hui sont capables de lire des textes du XVIe siècle. Selon les estimations officielles, le nahuatl moderne est parlé par environ 1,5 million de personnes. Ce sont surtout des personnes âgées vivant dans de petites communautés dispersées.
Justyna Olko est une spécialiste en ethnohistoire, anthropologie et sociolinguistique, surtout en ce qui concerne les anciens peuples mésoaméricains. Elle participe activement aux programmes de revitalisation des langues en danger, telles le nahuatl et les langues minoritaires en Pologne.
– Quels sont les changements que vous avez observés dans la langue nahuatl au cours de vos recherches?
Justyna Olko: – À certains égards, le nahuatl est devenu progressivement plus semblable à l’espagnol. Il a assimilé de nombreux mots espagnols, il y a eu des changements structurels, ce qui a modifié le profil typologique de la langue. Il n’y a pas très longtemps, le nahuatl était encore en bonne forme. Paradoxalement, les cinq siècles de colonisation ont moins contribué à son extinction que les processus des cent dernières années.
De quels processus s’agit-il?
Le XIXe siècle a vu s’introduire la notion d’État-nation, avec une seule langue et une culture cohérente. Les langues minoritaires et autochtones, ainsi que leurs utilisateurs, ont été victimes de discrimination et perçus comme un obstacle à la modernisation. Il y a eu même des cas délibérés de « linguicide », là où l’on obligeait les enfants à apprendre les langues dominantes. De telles pratiques étaient courantes pas seulement au Mexique.
Les tentatives de sauvegarder les langues en danger ne sont-elles pas en opposition avec des transformations inévitables?
L’extinction des langues est un processus naturel, mais c’est seulement au XXe siècle que cela a pris un essor considérable. De nombreux utilisateurs des langues minoritaires ont été marginalisés ou discriminés à cause de leur langue d’origine. Les personnes qui maîtrisent moins bien la langue dominante sont considérées comme étant moins bien éduquées et ont moins de possibilités de trouver un bon emploi. Bien sûr, on ne peut ni tout à fait arrêter, ni freiner ce processus. Mais actuellement, les États modernes commencent à comprendre que la diversité linguistique et ethnique est une valeur en soi, et qu’il vaut la peine de la préserver, par exemple en introduisant les langues minoritaires dans les écoles. Mais cela n’est pas suffisant.
Que faudrait-il faire pour préserver une langue?
Les gens devraient l’utiliser dans leur vie courante. On devrait aussi l’utiliser pour créer des textes de culture. Dans le cadre du projet « Les Sciences humaines engagées » (2016-2018), entre autres, nous avons entrepris de soutenir ce type d’initiatives. Par exemple, nous collaborons avec les militants locaux dans le but de préserver le wymysiöeryś. C’est une langue utilisée uniquement dans la ville de Wilamowice, au sud de la Pologne. Jusqu’à une époque relativement récente, cette langue n’était parlée que par une dizaine d’habitants, parmi les plus âgés. Cela était causé par les répressions de l’après-guerre et l’interdiction d’utiliser cette langue. Aujourd’hui, ce groupe compte plusieurs dizaines de jeunes utilisateurs. La ville de Wilamowice est devenue un laboratoire de revitalisation linguistique, elle est visitée même par des Indiens Nahuas, descendants des Aztèques. Cette revitalisation est soutenue par les jeunes, les organisations locales et l’école. On a créé quatre pièces de théâtre, écrites et jouées dans la langue wymysiöeryś. L’expérience ainsi acquise peut servir à d’autres communautés dans le monde entier, y compris au Mexique.